Raconter des histoires, c’est vraiment pas mon truc.  Je ferais une vraie Mère Castor en carton. Ah, oui, excusez la référence que vous, chers Américains qui êtes au-dessus de tout et de tout le monde, ne pouvez pas piger. Mère Castor, c’est la nana de Père Castor, et Père Castor, il est Français, et il raconte des histoires du tonnerre.
Mais je suis déjà en train de m’égarer sérieusement. Au fait, je n’ai absolument rien contre les Américains en soit. C’est juste que depuis mon arrivée ici, à Long Beach, j’ai l’impression d’avoir atterri chez les fous. On m’en a vendu du rêve, sur mon départ aux States. « Tu verras, c’est l’éclate là-bas. Tu fais c’que tu veux, quand tu veux, où tu veux. Personne te juge. C’est grandiose. C’est l’avenir. », qu’ils me disaient tous. Tu parles ! J’ai beau habiter à deux pas de « la cité des anges », je le pourchasse encore, mon « American Dream ». Encore une fois, je me répète : je n’ai rien contre l’Amérique. C’est le choc des cultures qui parle, ici.
Vous voyez, je suis une petite British made in France, moi. Mes parents, tous les deux issus de milieux super aisés, se sont rencontrés à Paris, alors que mon Rosbif de père y était installé depuis peu pour faire des études d’architecte. Malgré son esprit affuté et son statut social qui en jetait un max, mon père était un rebelle dans l’âme, une tête brûlée, le vilain petit canard de sa famille. Ma mère, quant à elle, n’était qu’une gosse de riche parmi tant d’autres : une très jolie garce. Leur histoire, c’était un peu une version revisitée de La Belle et le Clochard. Ils étaient beaux à voir tous les deux. Je suis persuadée qu’ils devaient avoir un fan club. Quoi qu’il en soit, la passion dévorante qu’ils avaient l’un pour l’autre les a vite conduits devant l’autel, puis je suis apparue comme par magie, histoire de parfaire le tableau. Quand j’ai eu cinq ans, Papa a rapatrié Maman chez les Rosbif. Il avait décroché le poste de ses rêves dans son cher et tendre pays et ne pouvait pas laisser passer une telle opportunité.  À l’époque, c’était Grace, ma nounou d’enfer, que j’appelais Maman, car la mienne était trop occupée à suivre les traces de son vieux pour devenir une redoutable femme d’affaires et reprendre la branche anglaise de son entreprise. Et elle a réussi, Maman. Elle s’est tuée à la tâche pour devenir un requin parmi les bancs de poissons qui dominaient le marché. Si bien qu’elle en a oublié d’être une mère et une épouse. Chaque billet de plus qui s’ajoutait à son compte en banque faisait disparaitre un petit bout du peu d’humanité qu’il lui restait. Papa et elle étaient devenus des étrangers. Elle a fini par s’envoler pour les Etats-Unis, où les affaires étaient cents fois plus juteuses. Papa et moi sommes restés là. Il a quitté son job. Il ne voulait plus dessiner des maisons pour les autres quand la sienne lui paraissait aussi triste. Il s’est mis à dessiner des paysages, des portraits. Tout et n’importe quoi en fait. Et il était doué. Assez doué pour qu’on puisse en vivre tous les deux, en tout cas. Je me rappelle que cette période a été la plus heureuse de toute ma vie. Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, Papa est parti lui aussi, main dans la main avec son cancer, et il m’a laissée toute seule. La vie, le hasard, le destin, ou bien cet enfoiré qui s’amuse à tirer les ficelles en nous regardant galérer de là-haut, appelez ça comme vous voulez. Je n’ai pas pleuré. Ni quand l’infirmière  du campus est venue me dire qu’elle avait reçu un appel urgent de l’hopital, pas même quand on a enfermé mon père dans une boîte en bois et qu’on l’a foutu six pieds sous terre. Je me suis contentée de faire ce qu’on me disait, c’est-à-dire, emballer mes affaires et rejoindre ma mère dans son immense baraque à l’autre bout du globe, dans une ville de racistes où les hommes sont devenus des animaux.
Malgré tout ça, je pense à Papa, et je souris. C’est tout ce que je sais faire, de toute façon.